Il y avait un tourne-disque en carton bouilli, ou plastique compressé, avec des poignées en plastique noir, aux bouts dorés mais un peu patinés.
Son couvercle, contenant le haut-parleur, avait le côté intérieur bombé, avec les ouïes en plastique gris, pour aller avec le tour, et à l’extérieur une grille un peu gratteuse. Il était relié au reste par un fil.
Il y avait une pochette avec une tête fantasmagorique, dans les dégradés rose bleu vert pastel. Et il en sortait une voix impalpable, une mélopée envoûtante, aurais-je dit si j’était à dos de chameau dans le Sahara, mehara, mais non.
Ils revenaient du Maroc. Le pick-up était posé sur un buffet qui sentait l’anis du Ricard, et où il y avait des Tucs (pas pour nous). Mima prenait » un petit whisky », et vous Jean. Pas grand chose. Si une cigarette. Il y avait une petite table en métal avec deux plateaux jaune 70, séparés par des tiges de fer noir, et au bout, une petite boule dorée. Ca devait être doux, d’être un peu bourrée le soir au mois de juillet en attendant d’aller dormir dans l’odeur des trucs à feuilles pointues.
Il y avait un briquet étroit de son haut de métal, avec un bec qui se relevait quand on appuyait (mais il ne fallait pas le faire) et son bas de bois épaté. Il y avait une table marquée par endroits, cirée, et dont les tiroirs au bout se tiraient par un battant de cloche en métal. Dans les tiroirs il y avait des trucs pas terribles comme des médicaments, des sous-bocks, et des serviettes avec des ronds dépareillés. Je ne me souviens pas qui avait lequel.
Parfois après le dîner, ils faisaient un bridge ou un scrabble sur cette table, un tapis en laine verte, et c’est Patrick qui gagnait, je crois. Lui il fumait la pipe. Les tiroirs du buffet qui sentaient l’anis étaient nettement plus intéressants : il y avait entre autres les jumelles de grand père qu’il ne fallait manipuler qu’avec la bride en cuir autour du cou.
Elles sentaient aussi le cuir acide de leur étui, et un peu le Ricard, qui avait imprégné le duvet rouge tapissant l’étui. Le bouton pression noir était impossible à manoeuvrer, mais quelle splendeur, on voyait les bateaux sur le port, on pouvait monter dedans.
Sur le balcon, les mains appuyées sur la rambarde de métal carré, si immensément blanc et froid que tout au long de l’immeuble, au goût de rouille, en tapant sur la barre, on avait plusieurs échos, dont l’un, sourd et profond, qui revenait de l’autre bout du bâtiment. Mais il ne fallait pas taper sur les barres du balcon.
Il y avait un canapé blanc avec des traits gris et de grandes fleurs rouges, et des fauteuils en osier avec des coussins rouges. Il y avait les carreaux par terre, avec leurs motifs blancs dans le noir, et l’inverse. Sur le balcon, il y avait aussi de longs traits noirs, et des grains un peu transparents dans le sol beige. Il y avait un crépi brun rouge gratteux percé d »un trou pour l’écoulement des eaux, où trainaient toujours quelques feuilles pointues jaune sale, et quelques fourmis en mission.
Il y avait Christine qui lisait Paris Match dans le canapé, et parfois, l’événement, un moustique. Un jour le feu s’était approché et on avait éloigné Christine qui était enceinte. On avait eu peur que l’angoisse de l’incendie ne lui provoque une fausse-couche.
Sur le balcon, il y avait une table, mais les choses tombaient entre les lattes blanches, alors on mettait une nappe en plastique, rouge gratteux, enroulée sur un manche à balai. C’était Marie qui manipulait cela, avec son air si doux. Et puis les grandes assiettes, bleu ciel strié. La corbeille à pain en métal croisillonné, les fameux couteaux à manche de bambou, et les farigoulettes, jaune Bormes avec le bord noir.
Il y avait des appliques en fer forgé plat, noir et enroulé qui supportaient de petits abat-jours rouges, il y avait une cigale, et pas grand chose du Maroc (un pouf en cuir quelque part ?).
Le dimanche il y en avait un qui se dévouait pour aller chercher les croissants (il fallait remonter la côte de Marbello, tout de même). On discutait longuement des répliques du boucher, et des répliques de Mario, le coiffeur. Nous on était surtout bons pour la messe, dans la petite église avec la nef en rond toute blanche, qui sentait si bon avec ses tomettes rouges, rehaussée de traits jaune tendre, une église de Hansel et Gretel.
Une fois bien plus tard, j’ai cherché Joëlle, qui habitait par là, une rue en dessous. Le premier amour de ma vie (non, une des premières). Loin de ma famille, je rejoignais sa tribu sur le sable, et je restais à la regarder, pendant quoi, des heures ?
Je crois qu’à la fin sa mère et la mienne en avaient été gênées. Je la regardais, je ne me souviens plus ce que je lui disais. Rien sans doute, ça devait parler à l’intérieur, déjà. Je crois tout de même que j’ai dû me sentir obligé de me fendre d’une justification officielle, et cracher à madame sa mère quelque chose du genre comme quoi je restais pétrifié car je ne pouvais plus me passer de sa fille.
Une des premières à m’avoir pris pour un dingue, sans doute. J’avais quoi ? 11 ans ? Je ne sais pas. Si jeune et déjà Franz. Pauvre couillon…
J’ai entendu dire que Gide avait refusé le texte de Proust. Et que ses repentirs étaient empreints de etc. Peut-être. N’empêche que je me sentais proche de lui, avec cette symphonie immorale qui me montait, déjà, du coeur.
Ah les fourmis… Pas un été, pas le moindre mois d’août ou de juillet sans son invasion de fourmis. Déclenchée par quelque impalpable décret, par la présence d’un insoupçonnable aliment, ou par une trace de sirop oubliée, on en découvrait la colonne industrieuse, s’écoulant depuis les petites fenêtres rectangulaires du haut, celles qui se maneuvraient en basculant durement.
Mais vite chassée à coup de catch, qui avait remplacé l »antique « pouf-pouf » à poudre que j’avais encore connu à Sare. Méthode moderne, puanteur assurée, mais plus de moustique, plus de fourmi, plus que le sable qui gratte et la peau qui brûle.
Et surtout, par dessus tout, dans les quelques mètres de la coursive, qui nous séparait de nos chambres, pendant ces précieuses secondes la douce odeur de la nuit qui appelle, et le chant frais des grillons, le bouton de porte doré avec son poussoir magique, le robinet en biais, avec son eau mousseuse et sa bague à croisillons qui sent déjà la nuit, et …
J’y suis revenu une fois, dans cette nuit magique, avec Kim, on a réveillé Mima à une heure impossible, et on a fait l’amour dans la chambre du 16, jusqu’au matin, comme il se doit quand on revient de Florence à vingt ans. Il faisait une chaleur à mourir. Elle avait déjà avorté 3 fois, et elle m’a dit : » classics never change », comme je me plaignais d’un quelconque Neptune au milieu d’une fontaine.
Je ne savais pas encore que j’étais en train de vivre ma vie.
J’ai retrouvé un peu cela dans Lawrence Durrell, je ne sais plus où. J’y suis vaguement revenu aussi le 29 janvier 2010, il faisait un froid à crever. Mais ce coup là, je suis mort.
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