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L’Arabelle I

Une fois parcouru le petit chemin, qui allait donc de l’immeuble Marbello à la plage de Saint-Clair, après avoir traversé la route et admiré le panorama que vous avez en frontispice du blog, on arrivait à la plage. Le territoire était divisé en parcelles octroyées à des plagistes qui, moyennant finances, établissaient sur la plage matelas et parasols, et fournissaient divers petits services de restauration.

Notre plage, et par conséquent la petite maison qui en constituait le centre, s’appelait L’Arabelle. Elle était tenue par Jacky et sa femme Joëlle, descendant des valeureux Guet de Colobrières, ramasseurs de châtaignes pour les faiseurs de crème de marrons.

L’Arabelle était le centre névralgique de la plage. On demandait là pour avoir la clé des toilettes, les douches étant en libre accès. Je ne le savais pas encore, mais j’avais la peau durement éprouvée par le sel et le soleil, le vent et le sable, et la douche me semblait un incomparable bienfait.

Je dis « je ne le savais pas encore » pour plusieurs raisons. La plus importante est que ces phénomènes d’irritation se sont aggravés brusquement par la suite, lors d’un voyage en Italie avec Kim, au point de devenir des lucites et autres qui m’empêchent aujourd’hui l’exposition au soleil, et encore plus ce cocktail d’eau salée séchée au vent chaud et au sable que constitue un séjour à la plage.

Petite incise, tout cela me maintient dans le calme frais et l’obscurité de la maison, comme l’avaient fait auparavant pour mon oncle Jean les migraines ophtalmiques. Pathologie différente, mais le service rendu revient au même.

Dès le matin, Jacky et son frère, un beau gars costaud comme lui, aux lourdes boucles blondes sur les épaules, des vrais gaulois, ratissaient la plage pour égaliser le sable, le nettoyer de ses mégots de cigarettes, papiers de bonbons… Puis ils disposaient, selon la volonté des clients, un ou deux parasols, ou un deux matelas, une tablette basse en bois peint du même blanc que les supports des matelas, ou des chaises longues.

C’est aussi à l’Arabelle qu’on allait demander la petite table basse où était dessinée un damier, et les pions pour faire une partie de dames à l’ombre du parasol. Quelle mission c’était que de pouvoir enfin zigzaguer à travers les matelas avec un motif légitime, ramener les pions à Joëlle. Ne pas courir entre les matelas, cela projette du sable sur les gens. Il y avait à cet effet, près de la plage « libre », un espace où les gens pouvaient venir poser leur serviette, et où l’on jouait au volley, et vaguement au foot.

Je fus convié une fois à un foot vespéral, entre les bambous tout à l’autre bout de la plage, c’était l’occasion de parcourir les autres plages, notamment « les Canaris », dont les couleurs étaient marron et jaune, alors que nous étions blanc et azur. C’étaient nos concurrents réguliers aux minuscules championnats de natation qui nous valaient néanmoins les honneurs de la presse locale. Je ne me souviens guère du match, moins que d’un retour solitaire, sans doute contraire au vœu de ces festivités sportives, qui devaient entrainer des rencontres… et des petites copines.

Il est difficile et sans doute vain de chercher à comprendre ce qui pouvait se passer ou plutôt ne pas se passer, pour que la colle ne prenne jamais, que ne trouvant rien à leur dire, je rentre au nid, où se tenait le clan. Là, avec mes frères et mes cousins, tout était plus évident, les plaisanteries convenues. En était « entre soi ».

Plus confortable, donc, mais une sorte de boucle de renforcement, aussi.

Décidément, je porte ici des parenthèses qui n’ont plus rien à voir avec mes vacances au Lavandou… Mais bon, admettons.

La dernière fois que je suis entré sur un terrain de sport, on n’avait pas encore inventé le sport. C’était dans les années 70, au C.E.S (on dit un collège maintenant), avec M. Hafeli, prof de gym au bord de la retraite, et devenu totalement imperméable à tout. Il était entouré d’une toile cirée virtuelle sur laquelle glissait toute tentative d’attaque au point qu’elle décourageait l’effort de l’insulte, garanti sans suite.

Certes, nous n’en étions pas, comme les petits d’aujourd’hui, à lui porter des coups de couteau. Une brève imitation de sa diction était la plus haute impertinence que nous puissions nous permettre. Mais bon. Il n’avait pas entendu, et on en restait là.

Dans les années 70, le sport n’était pas encore cet exhibitionnisme publicitaire qu’il est devenu. Qu’on aille à la pêche, qu’on fasse de la « mob », de la musique, qu’on refasse la peinture du salon, ou qu’on fasse du sport au CES, on le faisait en sous pull et en survêt, les cheveux crasseux dans le cou et le mégot au bec.

Or donc, « Hafeli » avait une manière bien à lui de faire l’appel. Il prenait à bout de main un petit carnet noir, entouré d’un élastique. Il faisait rouler l’élastique vers le bas, depuis le carnet vers son poignet, où l’élastique restait coi. A la suite du carnet sortait d’un baise-en-ville de poche en faux cuir marron, comme seul le mâle français des années 70 a su en porter, un porte-mine avec lequel peu d’objets pouvaient rivaliser quant à l’âge, à part son survêt, et sa montre, sur laquelle il nous offrait une vue imprenable en roulant l’élastique.

Bon public, nous étions hypnotisés par le spectacle. On répondait un imperturbable « Il est malade », au mec appelé depuis une semaine, ou trois mois sans succès, et l’affaire était étouffée sous un silence imprenable lui aussi.

On n’avait rien à foutre de savoir si Machin était malade, parce qu’on n’avait rien à foutre d’où était Machin, il faisait ce qu’il voulait. On ne faisait pas une campagne de SMS chaque fois qu’un mec partait boire une bière, ou passer une année en Inde. Enfin, bien sûr, une fois le porte-mine rangé, Haffeli remontait l’élastique, en le roulant depuis son poignet, par dessus toute la main, vers le milieu du carnet, lequel rejoignait le baise-en-ville de skaï marron dans la fin du mouvement. Le rituel avait été accompli, on pouvait partir pour le stade.

Le stade de la Sarra

« Où est-ce qu’on va aujourd’hui m’sieu ?  »

– A la Sarra.

Là c’était génial. Le stade était situé à une petite demie-heure de marche du CES, ce qui voulait dire, aller-retour, une heure de discute avec les potes. Cela valait le coup de mettre un survêt, surtout pour la moitié d’entre nous qui, le portant déjà toute la semaine, n’avait pas à remettre de jean. On se foutait d’ailleurs totalement de savoir ce que portait les gens, pull, sous-pull, un jean et/ou un anorak, une musette US pour le reste, et basta.

On se foutait pas mal de savoir si tu avais ci ou ça sur le dos, parce qu’on avait d’autres sujets de conversation, figure-toi : Hendrix, le BOC, Ledzep, Black Sabbath, Pink Floyd… Après avoir plané pendant des jours sur Umma Gumma et Atom Heart Mother (ce qui explique notre état mental, on a des excuses), on en était à I wish you were here, et Animals n’était pas encore arrivé dans notre banlieue rouge. Le directeur du CES était, paraît-il, « communiste », c’est mon père qui disait ça, il aurait craché par terre en même temps s’il avait été comme mes potes. Faut dire qu’en matière de petite frappe, sans être les durs des sections techniques, on était pas mal avec nos mobs plus bruyantes que des Mirage. Disons, pas violents, juste vulgaires.

Vulgaire, ne croyant à rien, conspuant tout. Lecteurs assidus de Fluide, Métal, l’Echo des Savanes et autres, le monde des adultes nous apparaissait comme celui de Mon Oncle de Tati, une absurdité militaro-industrielle dont on allait être débarrassés dans les semaines à venir au profit d’une civilisation où on passerait enfin son temps à faire ce pour quoi l’être humain est né : fumer du haschisch et jouer de la guitare.

Tout ce qu’on pouvait arracher, démonter ou décoller finissait dans nos musettes. Les grands avaient des deuches où devait trôner un cendrier SNCF volé dans un train. Il rentrait pile dans le logement ! Il aurait été indécent de ressortir d’un magasin sans une partie du stock dans les poches. Nos copines étaient couvertes de bijoux, c’était chelou pour des sans-le-sou.

Je me souviens que bien plus tard, je sortais avec une meuf des beaux-quartiers (le fils du patron de Renault m’a dit plus tard qu’ils les appelaient « Les lutins », ils se reconnaîtront et pourquoi). Donc on va avec le père de la donzelle un samedi matin dans une sorte de bijouterie fantaisie où il avait à faire. Moi par habitude, je rafle distraitement deux trois articles, et là, ma grosse me dit « Remets-les, mon père t’a vu ». Mais c’est vachement plus dur de les remettre que de les prendre, j’avais jamais fait ça, moi !

Enfin bref, pour l’effondrement, j’attends toujours, mais c’est pas mal parti. Vu qu’ils sauvent les vieux qui n’en avaient plus que deux ans, et sacrifient les jeunes et leur avenir, on devrait être débarrassés sous peu de cette race qui fait honte aux humains, l’homme moderne.

Donc nous voilà partis comme une bande de moineaux dans la banlieue lyonnaise. Cela fait bien longtemps que vous n’avez plus vu courir une bande de moineaux, tant pis pour vous. Cela veut dire que la file s’égayait sur quelques dizaines de mètres, par petits groupes de deux ou trois selon les conversations. On traversait où on voulait quand on pouvait, on n’était pas déguisés comme des playmobil de chantier pour marcher en ville, et on croisait poliment la foule, sans y prêter attention. Encore une fois on s’occupait de la personne avec qui on parlait, et pas de son image sur les rézoçossio. Les trottoirs sur le trajet étant relativement larges, c’était une vraie promenade.

Au retour idem, avec parfois une goutte de sueur pour ceux qui n’arrivaient pas à éviter l’effort, évidemment, ce qui est le but d’une séance de gym avec Hafeli : en faire le moins possible. A y bien réfléchir, cette devise sous-tendait également nos rapports avec les autres professeurs. Quoique, certains cours étaient fort occupés, je dirai à quoi quelque jour.

Je remets la photo parce que, voyez-vous, à l’époque il n’y avait pas toutes ces barrières et grilles, on circulait librement. Donc le paquet de noutres se rassemblait ou niveau de la baraque à gauche, et Haffeli donnait le top départ pour, mettons, 10 tours de stade. Comme il chronométrait ses chouchous qui mettaient un point d’honneur à cavaler tel le lévrier, en moins de tant de minutes ou de secondes, nous ce qu’on faisait, c’est qu’on se planquait derrière le bosquet d’arbres qu’on voit au fond à droite, on laissait les autres faire neuf tours, et on rejoignait le peloton pour son dernier passage.

Ce fut là sans doute la plus grande manifestation d’intelligence de l’année. A part ça, rien n’aurait pu prouver qu’on avait un cerveau. Mais le moindre effort est un objectif motivant qui nous pousse à aller chercher les ultimes ressources au fond de noutre-mêmes.

Après, assis sur les barrières, on espérait qu’il discute le plus longtemps possible avec les champions, hélas, il nous affligeait parfois, c’est le cas de le dire, d’un supplice insupportable, les ballons lestés.

Un type a inventé un jour un truc débile, et le plus incompréhensible, c’est que tous les profs de gym ont acheté ce truc. C’est un ballon rond, en peau comme des chaussures, assez doux et complètement mou, mais surtout hyper lourd. C’est un peu plus gros qu’un ballon de foot, beige dégueu, et ça pèse une tonne. C’est l’objet le plus con du monde. Tu veux le soulever il reste par terre, tu l’as soulevé, il retombe par terre, et y reste collé comme un aimant. Et le pire, c’est qu’il y en a un tas qui attendent tapis de mousse dans l’ombre du gymnase.

Donc on lui en ramène quatre ou cinq et là, je ne souviens même plus de la suite, c’est comme les victimes de viol, j’ai effacé ce qu’ils nous forçaient à faire. Sans doute se lancer ces grosses balles bouffies et molles. Alors tu la lances, elle quitte tes mains, et tombe à terre comme une bouse, y’a pas d’autre mot.

Les jeunes d’aujourd’hui n’ont pas l’air de connaître ces grosses balles beiges et molles, immensément lourdes et au toucher de peau, humides comme une vache morte et avec plus de lassitude qu’un âne mort. De toute façon, les jeunes ne connaissent rien d’autre que l’écran de leur téléphone. Ah non, Naruto, aussi.

Ah si, il faut que je dise un truc grandiose, enfin deux, c’est la corde et le saut en hauteur, le saut à l’élastique.

Parenthèse Dadillon

Bien que ce blog soit consacré à nos vacances au Lavandou, je vais me permettre une parenthèse, destinée essentiellement à ma fratrie, derniers témoins oculaires de ces évènements après la disparition de nos parents.

De temps à autre, nous allions passer le week-end chez les Dadillon (1). Lui avait le grade de commandant (2), il avait été en Indochine, ou au Viêt-Nam. Il était ou avait été un collaborateur de mon père, je ne sais à quel titre exactement. De sa femme je n’ai aucun souvenir sinon qu’elle était habillée à la mode conventuelle, coiffée comme une religieuse et douce comme une bonne soeur. Ils avaient une fille aînée, Armelle, et un fils dans nos âges, Guy. Enfin une petite Aude venait combler l’étage de mes sœurs.

Armelle était rangée dans la catégorie des « simples d’esprit ». Elle passait ses journées à se balancer sur un rocking-chair dans le salon, le regard dans le vague. Non pas le regard éteint de certains malades, au contraire, une expression mystérieuse de concentration intelligente animait ses yeux. C’est peut-être ce qui donnait un air triste à sa mère. En tout cas,  la demeure était imprégnée de cette douce catastrophe dont les ondes s’infiltraient partout depuis le fauteuil à bascule.

Nous y arrivions le vendredi soir, de nuit. Il faisait froid. On nous menait à nos chambres. La chambre des garçons était au rez-de-chaussée, glaciale et sûrement inoccupée le reste du temps. Le lit était plus haut que moi et recouvert d’une couette en plume d’un mètre d’épaisseur qui semblait peser une tonne.

C’était comme se glisser entre deux couches d’une tombe.  Mais une fois la douce chaleur de cet épais édredon de duvet installée, cette tiédeur, juste à point, aérée vous enveloppant, on ne sentait plus le poids des draps, et alors là, impossible d’en sortir.

La douce odeur de moisi nous plongeait dans un oubli insondable, et le froid vif nous habillait, en se rassurant d’après les bruits, le petit déjeuner ne faisait que commencer.

Aux murs, des papiers peints, au sel un carrelage ancien, couvert de tapis épais, des armoires qui sentent le bois et l’antimite, bref, une vraie maison, qui s’ouvrait sur deux de ses côtés. D’un côté nos chambres, et de l’autre le salon, entre les deux, au rez-de-chaussée, la salle à manger.

Cette dernière donnait sur un agréable parc garni d’arbres selon l’histoire de la maison, et non selon un plan, ce qui est encore plus charmant. Après le déjeuner, nous nous tenions dans le parc, sous les fenêtres de la salle à manger, surélevée elle aussi.

Monsieur Dadillon coupait quelques roses pendant que les femmes papotaient sur les transats, et que mon père entortillait l’élastique d’un avion en balsa qu’il faisait voler avec mon frère. On en trouve encore maintenant, seulement sur Internet bien sûr, et j’en ai commandé pour les enfants.  J’avoue que mon intérêt pour leur trajectoire n’a, à mon grand regret, pas changé avec l’âge. Je les regardais faire et cela m’emmerde aujourd’hui comme hier, je suis aussi mauvais père que je fus mauvais fils. Je ne sais pas où était Guy, sans doute occupé avec son père, mais je n’ai pas le souvenir de beaucoup d’interaction avec lui. Sans doute aussi timide et réservé que nous l’étions.

La distraction suivante, car elles étaient aussi sériées que l’ordre des plats pendant le déjeuner, c’était la visite du hangar où on gardait les tonneaux d’eau de vie à macérer.

Je ne me souviens plus s’ils étaient en plastique ou en bois, en plastique il me semble. Mais l’odeur de fruit en fermentation ne s’oublie pas. Le sol en terre  battue, l’atelier en bois le long du mur, les outils suspendus à des clous, les ronds de tuyau d’arrosage rose ou brun craquelés de sécheresse sur le bidon dans un coin oublié, fréquenté par d’énormes araignées.

Et l’énorme clou enfoncé entre deux moellons, et les toiles d’araignées comblant les vides et les brins du nœud de ficelle. Ils n’ont pas changé, j’ai les mêmes aujourd’hui à la grange. Ils sont tous dans un même entrelac quantique.

Le parfum sucré et quelque part agressif des prunes en train de macérer mélangé aux zestes d’essence de tondeuse, cocktail unique de ces lieux. Il y avait toujours un outil plus tentant que les autres, à vocation inconnue, dont j’aurais aimé m’emparer. L’impératrice de ce peuple de pinces et d’étaux était sans contexte la tondeuse auto-portée.

Comme peu d’hommes sur cette terre en sont capables, Dadillon parvenait à se retenir de retourner le samedi après midi sur le manège avec le petit tracteur rouge. On pouvait donc sans risque dériver sous les arbres fruitiers.

La nuit du samedi était moins glaciale, car le soleil et la routine naissante avaient déjà un peu chauffé les pièces, et le dimanche matin, on nous réveillait pour aller à la messe au bourg voisin. C’était, déjà le dernier jour et déjà le chagrin de l’anticipation du lundi jetait une ombre sur la journée.

Il me semble que Mme. Dadillon et ma mère restaient pour concocter le repas dominical. Ce moment est un créneau creux pour les hommes qui ne savent pas boire en regardant une femme travailler. On nous traînait donc à cette messe qui avait pour seul avantage de nous faire découvrir une nouvelle église, de nouveaux missels… ça fait bien une heure.

Après la DS à la fumée de gauloise, la salle à manger au fumet de gigot était une vraie bénédiction, même si la table était trop haute, les grosses serviettes en tissu trop lourdes et les haricots verts insipides. Comme les poireaux vinaigrette, comme les viandes bouillies, comme tout. On dirait que plus le peuple est grossier et vulgaire, plus il aime sa saucisse grasse carbonisée, et plus il est bourgeois et catholique, plus il faut que même les mets d’apparat ressemblassent à des punitions.

Le dimanche après-midi subissait de plein fouet son destin de fin de règne, et rien ne pouvait me consoler de la perspective du lundi, mais fort heureusement, la distraction reine du week-end arrivait, la balade en bateau.

Amarrée au fond du jardin, au bout d’un petit wharf privé en planches, une grande barque plate attendait le bon vouloir des aventuriers. Avec le recul, je me demande si Dadillon avait choisi cette maison parce qu’elle comportait ce chemin d’évasion en cas de siège de la maison. Mais enfant, peu importe, c’était la rareté du fait qui importait. Ce que peu de gens font, peu souvent.

Le privilège, c’était la fête de ce dimanche après-midi. Je prenais toujours des airs concernés sur cette barque, comme si en me croisant, des gens sur un autre bateau eussent pu se dire « Il doit être responsable de la sécurité des passagers », et je regardais défiler l’eau les sourcils froncés pour marquer cette responsabilité.

Irrésistible, plonger ses doigts dans l’eau glacée pour sentir le courant, et penser qu’on peut se faire mordre. On admirait les courbes des frondaisons dans l’écho du pet-pet du moteur, penché sur les reflets mouvants, car en ce temps là on ne s’embarrassait pas de gilets ni de casques grotesques autant de forme que de couleur, comme on en affuble les enfants pour les couper du monde en toute circonstance et gâcher leur plaisir. Nous étions tous d’excellents nageurs, et une chute eut constitué une attraction appréciée.

Et puis il y avait le demi-tour fatal, encore plus silencieux  puisqu’on était portés par le courant, et puis le retour au wharf fatal, et peut-être le dîner fatal, je ne sais pas. A partir du sommet, je ne me souviens plus de rien, d’aucune des étapes de la Chute, du retour vers la misère de la répétition.

(1) Mise à jour du 31 janvier 2021 : J’ai eu un gentil contact de la part de l’actuel propriétaire de la maison, qui m’a confirmé son emplacement, près de Plancy L’abbaye, dans l’Aube. Pas donné suite, par souci de laisser les choses dans leur jus et ces souvenirs dans leur écrin. On pourrait prendre cela pour de l’impolitesse, ceux qui me connaissent savent que c’est la conséquence de certaine pathologie, passons. Mais je le remercie pour la localisation de la propriété. On voit ci-dessous la maison à gauche, et la grange sur la droite :

Voici le débarcadère, sans doute un ancien lavoir, situé sur l’Aube :

(2) Il s’agit bien du commandant Victor Dadillon, qui s’est brillamment illustré à la libération de Marseille en 1944.

La route 2

J’avais commencé cet article le 24 octobre 2018 avec intention de demander à mon père des précisions sur notre itinéraire, mais sa mort nous en a empêchés. Ma mère n’y prêtait pas autant attention, et les autres étaient trop petits.

Ainsi aucun nom de ville ne sera associé à cette vallée de pêchers en fleurs, à cette route inconnue, qui par magie aboutissait toujours à Toulon, puis à Hyères. Il y avait sous les feuilles vert sombre, vernies et poussiéreuses des portails qu’on devinait mener à d’immenses villas peintes avec cet ocre chaud, et les volets verts, cette alliance de couleurs qui dure jusqu’en Toscane. J’imaginais de riches vignerons, de mystérieux propriétaires, ducs retirés, familles anciennes, dont le portail ne s’ouvrait que pour la messe chrismale.

Le bleu liquide, celui dont la peau peut boire le froid, après quelques jours d’acclimatation, on le regardait depuis la route, une fois sortis du petit chemin. A voir la surface de l’eau, la transparence de l’air, on savait à peu près ce que serait l’eau. Sale, chaude, ou bien cristalline, transparente et dure, froide. Mais propre. On goûtait l’alternance. Mais le meilleur c’était quand juste après le déjeuner, tout était déjà écrasé de chaleur. On savait qu’elle serait parfaite, vers 23 degrés, pas trop pleine d’algues amenées par le vent d’est.

Il fallait que ce soit vers Salon de Provence, Aix, Brignoles… Peut-être en descendant vers la plaine à Cuers. puis Solliès-Pont, peut-être, oui…  Mais peut-être pas, et je suis dépositaire de ces images uniques, d’un lieu inconnu, dans une attente toujours plus forte, mais adoucie au fil des heures par la certitude grandissant.

Oui, on y était, on ne pourrait plus nous en priver. Plus de demi-tour possible, on y est bien, je commence à reconnaître. On a passé les croquants aux amandes et les calissons d’Aix, les clous dorés, ça sent le pin… Les marchands de vin de la route de la Londe, et ce sera la montée de Marbello.

En fait, de la route entre la Londe et le Lavandou. On serpentait entre de grands bambous, et puis un panneau annonçait le négociant. Ou alors c’était un bout de plaine,  râtissée par les plants, avec le domaine à flanc de colline.

Puis encore des bambous échevelés, qui cachent le prochain virage. Un ruisseau poussiéreux. A l’époque nous n’avions pas encore de conscience écologique. Rien n’était hostile à la Nature…

Maintenant rouler même me donne des remords, sans compter les cadavres qui jonchent la route, les crimes tous les cent mètres… Rouler c’est parcourir la surface d’un corps mutilé, que nous agressons partout sans relâche.

Pour nous non plus, pas de répit, jamais de repos, une culpabilité renouvelée à chaque repas, à chaque emballage, l’épuisement…

La route

Il y avait Toulon, puis Bormes et La Londe, je reconnaissais la route maintenant. La zone commerciale à l’entrée du Lavandou avec le caviste, et les bambous par dessus les maigres ruisseaux, la gare routière, l’hôtel California, et la montée vers Marbello, ultime bout de chemin avec le coup d’œil sur l’auberge de la Calanque, et à droite, par delà le port, la mer. Les lampions vert, jaune, rouge, de la Calanque.

Trouver une place sur le parking, prendre une valise, pousser l’immense porte de verre à la poignée tortillée, s’assurer du parfum plastique du lino du hall devant les boîtes au lettres blondes et leur petites plaques avec les noms. Au passage, les morceaux de fleurs de laurier, la douceur de l’air, les cigales, avaient confirmé chacun à leur tour qu’on y était.

Le  » tonc  » métallique de l’ascenseur avec la vitre dépolie qui cacherait bientôt un cousin, la cabine téléphonique à gauche, la lointain odeur du local à poubelles, on y était.

Le revêtement brun-rose gratteux du mur de la coursive, les interrupteurs poussoirs carrés blancs qui allument les moustiques morts dans les globes, le carrelage strié de noir, constellé de schiste et de mica, on y était. On allait prévenir de notre arrivée au 17, et on pouvait commencer à ranger les affaires.

Mais avant Toulon, il y avait les kilomètres d’autoroute sous le soleil. Mon père en bras de chemise, sortant sur le bitume bouillant, la main en visière sur des lunettes que je kifferais d’avoir aujourd’hui, pour voir si on apercevait le début du bouchon.

La route. Immobiles sous les soleils. Dans la 404 blanche, puis l’écœurante DS dorée. Nous agitions des mouchoirs par la fenêtre. Mon foulard, avec des cow-boys jaune et marron, puis le petit mouchoir de ma mère, qui s’est échappé avec le vent.

C’était aussi au péage, parce qu’on ne payait pas en carte, et que le mec te rendait la monnaie comme dans le bus, avec sa grosse sacoche en cuir et sa moulinette.

Mon père finissait par sortir de la voiture, et faisant un écran de sa main, scrutait l’autoroute pleine, et estimait l’attente. On se demandait s’il valait mieux prendre la route de la côte. On passait par l’arrière-pays, et il y avait les croquants aux amandes, La Foux, Pierrefeu, Brignoles, ou un autre chemin, et ce harki qui tenait au milieu des collines, surgie des chêne-lièges, une immense pizzeria improbable à même la poussière safran. Il y avait l’arbre où l’on plantait les clous dorés, et avant encore, cette arrivée somptueuse sur la plaine couverte d’arbres en fleurs qui disait qu’on avait changé de pays.

Il y avait l’hôtel California, building moderme très haut, tout debout, tout droit face à la baie. Je crois que j’y suis allé une fois en tant que client. Plutôt pour jeunes, étrangers. Pauvres.

Et puis l’auberge de la Calanque, plus discret, niché dans les petites rues. Donnant sur le port.

On longeait le parc arrière bordé de petits murs blancs protégeant l’intimité des dîneurs, on voyait les loupiotons colorés dans les platanes. Plutôt pour vieux, plus riches. Avec la transformation progressive de la route en autoroute, l’entrée de devant était moins utilisée. Je me souviens quand on pouvait aller à la gare des cars par la grande route à pied, sans avoir l’impression de marcher sur une BAU d’autoroute.

Avec deux hôtels, c’est soixante-mille. Les petites maisons vertes étaient en bois.

On y allait notamment le matin, pour chercher les escaven, commandés auparavant, ces vers avec lesquels on appâtait les palangrottes. Très tôt le matin. Le vieux baveux nous donnait des boules grouillantes, marron rouge sang, dans du papier journal, avant de redescendre vers le port où nous attendait le pointu chargé de nous emmener au large. Le papier journal se mouillerait d’un peu d’eau, d’algues, avant les auréoles de sang  séché à même le pont de la barque.

Le moteur profond comme un animal antique tapi sous la coque pétait de métal de temps à autre, lentement dans le silence du port encore endormi, nous contournions en lissant les coques de touristes en plastique blanc, puis les barcasses sérieuses, la ferraille des gens qui bossent, dans les odeurs de sel et d’huile lourde, la tête penchée vers le miroir, bientôt maîtres du monde et des sept mers.

Et puis c’était la journée sous le cagnard, à guetter les fonds marins, bercés par la houle, hypnotisés par les invisibles gouffres froids où disparaissaient les plombs et les fils.

La veille, on les avait sorties des placards, on avait un peu déroulé le nylon vert translucide pour vérifier les hameçons rouillés de l’année dernière. Évidemment, il fallait aller ensuite à la boutique sur le port pour mettre des hameçons neufs vendus un par un dans un petit sachet en papier calque, et parfois des plombs pour remplacer les vieux, ces pampilles gris terne ou vif argent selon leur âge. Parfois l’ensemble tiré vers la terre nous tombait sur les genoux, et un hameçon nous griffait les doigts au passage.

C’était comme un avertissement des dangers qui nous attendaient le lendemain, le monde de la chasse, sans pitié, c’est l’animal ou nous.

Et puis cette sensation unique de la morsure soudaine du poisson, quand on s’y attend le moins. Ferrer avec la main qui tire d’un coup, et puis remonter la palangrotte. Comme on a hâte, on oublie d’enrouler autour de la plaque de liège, et avant de redescendre, il faudra démêler la perruque, avec l’odeur poisseuse des écailles sur les doigts.

Mais dans le panier, il y aura bien une girelle ou autre, qui deviendra de plus en plus raide et collera au torchon ou au seau.

Sous la chaleur croissante, parfois près des rochers du cap Bénat, parfois en haute mer, le peu d’eau qu’on remontait paraissait froide. On ne se baignait pas trop malgré l’envie ces jours là, parce que ce n’est pas évident de remonter avec la coque du pointu en surplomb. Et puis on n’était pas là pour la gaudriole, on était là pour la pêche.

Après les heures aveuglées de soleil, les adultes sous leurs chapeaux et lunettes sonnaient le temps du déjeuner. Patrick sortait des paniers ces objets de vénération auvergnate que sont pâtés et fromages, on remontait la bouteille, et on se tartinait les morceaux de baguette à l’opinel, avec des traces de sang, des morceaux d’escaven durcis sur les doigts, c’est comme ça quand on est des sauvages.

Une fois le temps s’était gâté, et ce qui, le matin, devait n’être qu’un  » petit vent de terre » nous a forcés à rentrer en panique après s’être levé et tournant à l’orage.

Au retour, titubant comme des loups de mer, sauter par dessus les reflets irisés vers le quai, et les touristes trop propres qui n’ont rien d’autre à faire que nous regarder, nous les gens occupés à remonter des seaux du bateau.

On passait par la ruelle, le long des murs blancs de la Calanque, où les couverts des riches tintaient sur leurs assiettes.

Le soir, les mâles rentrés de la chasse, Mima faisait une soupe de poisson, avec la rouille et les croûtons. Après les assiettes brûlantes, les pâtes, un bisou, le cliquetis des glaçons se retournant dans le pastis, la tête un peu vide et voilée de ces jours de soleil, on allait se coucher tôt. La peau qui pique avait un goût salé, même si on ne s’était pas baignés. D’où les ongles non rincés.

Arnaud, avec son maillot de bain à rayures bleues, et ses grands cils blondissant au fur et à mesure des vacances, qui clignait des yeux en retroussant son nez  sur un demi-sourire.

Et ces profondeurs immenses de froid d’où ils venaient. Les poissons qui nous attendaient. Nos poissons.

De porte à porte

Bien que j’en aie déjà parlé brièvement ici, je voudrais revenir un instant sur le corridor.

Lorsque nous quittions l’appartement N° 17, occupé par mes grand parents et lieu de retrouvailles où se prenaient les repas pour rentrer le soir, vers l’appartement N° 15, occupé par notre famille, nous passions par un couloir extérieur.

Nous allions donc  » du 17 au 15  » en passant devant  » le 16  » où résidaient nos cousins. En demandant  » où était Arnaud », on pouvait s’entendre répondre  » Je crois qu’il est au 16 « .

Les affectations ont varié avec les étés, mais nous avions souvent le 15. Nous avons même loué le 14, lorsque la famille est devenue trop grande (puis un appartement à l’étage au dessus).

En fermant la porte du 17, ce qui n’allait pas sans précaution compte tenu d’un éventuel courant d’air qui pouvait la faire claquer, on manœuvrait une grosse poignée métallique dorée. La poignée avait un trou pour la clé à l’extérieur, et à l’intérieur, un mécanisme avec un petit bouton permettant de verrouiller la porte.

Il me semble qu’à l’horizontale, le petit bouton était libre et saillant, et à la verticale, rentré en position verrouillée. La poignée, elle, circulait de façon élastique, sauf quand elle était verrouillée.

Le mur du couloir était revêtu d’une sorte de crépi rouge extrêmement agrippant, qui permettait de se hisser aux barreaux des fenêtres des pièces qui donnaient sur cette coursive, ce que je ne manquait pas de faire tout au long du trajet retour.

Je ne me souviens pas vraiment si je l’ai fait une seule fois dans le but de regarder à l’intérieur, mais je ne pense pas. Mais c’était si simple…

De l’autre côté, presque à portée de main, le flanc de la colline, dans la pierre rouge, à cassures anguleuses, et le petit chemin qui montait au milieu des clématites que plus tard, on fumerait en toussant.

Mais ce n’était qu’un petit embranchement du vrai petit chemin, qui mériterait un blog à soi tout seul.

Lorsque nous avons pris un appartement à l’étage au dessus, cela nous obligeait à d’incessantes allées et venues, soit dans l’escalier, en claquant des tongs, soit par l’ascenseur.

« Sofcas », avec un F englobant, c’est la marque qu’on trouvait gravée dans la barre de sol de l’ascenseur, qui fixait un lino marbré vert d’odeur si particulière que c’est une des seules, avec le safran et quelques autres, que je puisse rappeler à volonté. De même, le petit bruit sec des démarrages et des arrêts à l’étage.

A part le bouton RC, blanc comme les autres avec le numéro d’étage, mais plus usé, il y avait un bouton rouge STOP, et un autre, une sorte d’interrupteur chromé qui je crois devait déclencher une alarme. La hantise d’appuyer sur le bouton rouge.

Pour accéder à l’ascenseur, il fallait traverser un hall tapissé lui aussi de lino, où s’étalaient les larges boîtes aux lettres de bois miel, avec les noms des propriétaires en lettres bâton dorées dormant à l’abri de l’inclusion plastique noire, belles comme un pare-choc de DS.

La baie vitrée avait une porte lourde comme un âne d’autant plus mort que nous la poussions en général au retour de la plage, affamés, et arc-boutés contre l’énorme poignée en métal torsadée noire.

A gauche de  l’ascenseur, il y avait la porte du local poubelles, mais aussi celle, avec son rectangle vitré, de la cabine téléphonique. Dans les premières années, lorsque les appartements n’avaient pas le téléphone privé, le gardien décrochait, répondait, et venait vous prévenir.

Avant d’arriver à la porte, il y avait le parking, les massifs avec les mimosas et le lampadaire, et l’étage des garages. On pouvait aussi contourner l’immeuble par la droite avec un couloir taillé à flanc de rocher, souvent sombre et frais, avec sa rigole parfois chargée de feuilles de laurier-rose sèches.

Une fois, une des dernières fois sans doute, nous avons mis nos mobylettes sur ce parking. Étais-je encore vivant ? Je n’en suis pas sûr, les choses sont déjà très brouillées à cette époque.

Il y a très longtemps, il y avait la Chambord noire de grand père. Les choses étaient plus claires alors.

Il y avait un tourne-disque en carton bouilli, ou plastique compressé, avec des poignées en plastique noir, aux bouts dorés mais un peu patinés.

Son couvercle, contenant le haut-parleur, avait le côté intérieur bombé, avec les ouïes en plastique gris, pour aller avec le tour, et à l’extérieur une grille un peu gratteuse. Il était relié au reste par un fil.

Il y avait une pochette avec une tête fantasmagorique, dans les dégradés rose bleu vert pastel. Et il en sortait une voix impalpable, une mélopée envoûtante, aurais-je dit si j’était à dos de chameau dans le Sahara, mehara, mais non.

Ils revenaient du Maroc.  Le pick-up était posé sur un buffet qui sentait l’anis du Ricard, et où il y avait des Tucs (pas pour nous). Mima prenait  » un petit whisky », et vous Jean. Pas grand chose.  Si une cigarette. Il y avait une petite table en métal avec deux plateaux jaune 70, séparés par des tiges de fer noir, et au bout, une petite boule dorée. Ca devait être doux, d’être un peu bourrée le soir au mois de juillet en attendant d’aller dormir dans l’odeur des trucs à feuilles pointues.

Il y avait un briquet étroit de son haut de métal, avec un bec qui se relevait quand on appuyait (mais il ne fallait pas le faire)  et son bas de bois épaté.  Il y avait une table marquée par endroits, cirée, et dont les tiroirs au bout se tiraient par un battant de cloche en métal. Dans les tiroirs il y avait des trucs pas terribles comme des médicaments, des sous-bocks, et des serviettes avec des ronds dépareillés. Je ne me souviens pas qui avait lequel.

Parfois après le dîner, ils faisaient un bridge ou un scrabble sur cette table, un tapis en laine verte, et c’est Patrick qui gagnait, je crois. Lui il fumait la pipe. Les tiroirs du buffet qui sentaient l’anis étaient nettement plus intéressants : il y avait entre autres les jumelles de grand père qu’il ne fallait manipuler qu’avec la bride en cuir autour du cou.

Elles sentaient aussi le cuir acide de leur étui, et un peu le Ricard, qui avait imprégné le duvet rouge tapissant l’étui. Le bouton pression noir était impossible à manoeuvrer, mais quelle splendeur, on voyait les bateaux sur le port, on pouvait monter dedans.

Sur le balcon, les mains appuyées sur la rambarde de métal carré, si  immensément blanc et froid que tout au long de l’immeuble, au goût de rouille, en tapant sur la barre, on avait plusieurs échos, dont l’un, sourd et profond, qui revenait de l’autre bout du bâtiment. Mais il ne fallait pas taper sur les barres du balcon.

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Il y avait un canapé blanc avec des traits gris et de grandes fleurs rouges, et des fauteuils en osier avec des coussins rouges. Il y avait les carreaux par terre, avec leurs motifs blancs dans le noir, et l’inverse. Sur le balcon, il y avait aussi de longs traits noirs, et des grains un peu transparents dans le sol beige. Il y avait un crépi brun rouge gratteux percé d »un trou pour l’écoulement des eaux, où trainaient toujours quelques feuilles pointues jaune sale, et quelques fourmis en mission.

Il y avait Christine qui lisait Paris Match dans le canapé, et parfois, l’événement, un moustique. Un jour le feu s’était approché et on avait éloigné Christine qui était enceinte.  On avait eu peur que l’angoisse de l’incendie ne lui provoque une fausse-couche.

Sur le balcon, il y avait une table, mais les choses tombaient entre les lattes blanches, alors on mettait une nappe en plastique, rouge gratteux, enroulée sur un manche à balai. C’était Marie qui manipulait cela, avec son air si doux. Et puis les grandes assiettes, bleu ciel strié. La corbeille à pain en métal croisillonné, les fameux couteaux à manche de bambou,  et les farigoulettes, jaune Bormes avec le bord noir.

Il y avait des appliques en fer forgé plat, noir et enroulé qui supportaient de petits abat-jours rouges, il y avait une cigale, et pas grand chose du Maroc (un pouf en cuir quelque part ?).

Le dimanche il y en avait un qui se dévouait pour aller chercher les croissants (il fallait remonter la côte de Marbello, tout de même). On discutait longuement des répliques du boucher, et des répliques de Mario, le coiffeur. Nous on était surtout bons pour la messe, dans la petite église avec la nef en rond toute blanche, qui sentait si bon avec ses tomettes rouges, rehaussée de traits jaune tendre, une église de Hansel et Gretel.

Une fois bien plus tard, j’ai cherché Joëlle, qui habitait par là, une rue en dessous.  Le premier amour de ma vie (non, une des premières). Loin de ma famille, je rejoignais sa tribu sur le sable, et je restais à la regarder, pendant quoi, des heures ?

Je crois qu’à la fin sa mère et la mienne en avaient été gênées. Je la regardais, je ne me souviens plus ce que je lui disais. Rien sans doute, ça devait parler à l’intérieur, déjà. Je crois tout de même que j’ai dû me sentir obligé de me fendre d’une justification officielle, et cracher à madame sa mère quelque chose du genre comme quoi je restais pétrifié car je ne pouvais plus me passer de sa fille.

Une des premières à m’avoir pris pour un dingue, sans doute. J’avais quoi ? 11 ans ? Je ne sais pas. Si jeune et déjà Franz. Pauvre couillon…

J’ai entendu dire que Gide avait refusé le texte de Proust. Et que ses repentirs étaient empreints de etc. Peut-être. N’empêche que je me sentais proche de lui, avec cette symphonie immorale qui me montait, déjà, du coeur.

Ah les fourmis… Pas un été, pas le moindre mois d’août ou de juillet sans son invasion de fourmis.  Déclenchée par quelque impalpable décret, par la présence d’un insoupçonnable aliment, ou par une trace de sirop oubliée, on en découvrait la colonne industrieuse, s’écoulant depuis les petites fenêtres rectangulaires du haut, celles qui se maneuvraient en basculant durement.

Mais vite chassée à coup de catch, qui avait remplacé l »antique « pouf-pouf » à poudre que j’avais encore connu à Sare. Méthode moderne, puanteur assurée, mais plus de moustique, plus de fourmi, plus que le sable qui gratte et la peau qui brûle.

Et surtout, par dessus tout, dans les quelques mètres de la coursive, qui nous séparait de nos chambres, pendant ces précieuses secondes la douce odeur de la nuit qui appelle, et le chant frais des grillons, le bouton de porte doré avec son poussoir magique, le robinet en biais, avec son eau mousseuse et sa bague à croisillons qui sent déjà la nuit, et …

J’y suis revenu une fois, dans cette nuit magique, avec Kim, on a réveillé Mima à une heure impossible, et on a fait l’amour dans la chambre du 16, jusqu’au matin, comme il se doit quand on revient de Florence à vingt ans. Il faisait une chaleur à mourir. Elle avait déjà avorté 3 fois,  et elle m’a dit :   » classics never change », comme je me plaignais d’un quelconque Neptune au milieu d’une fontaine.

Je ne savais pas encore que j’étais en train de vivre ma vie.

J’ai retrouvé un peu cela dans Lawrence Durrell, je ne sais plus où. J’y suis vaguement revenu aussi le 29 janvier 2010, il faisait un froid à crever. Mais ce coup là, je suis mort.

Ces courses alimentaires, auxquelles nous étions donc peu associés, étaient essentiellement de deux grands types : les courses au supermarché, et les courses chez les petits commerçants.

Des premières on ramenait des boîtes jaune vif (Casino, il me semble), lesquelles contenaient des barres de confiserie. Elles étaient enrobées d’un feuillet métallique qui épousait les fines arêtes des vaguelettes de la barre, couleur aluminium à l’extérieur et d’un bleu électrique absolument divin à l’extérieur, puisqu’il tirait à peine sur le mauve.

Ces deux couleurs brillantes renvoyaient à la matité du trésor contenu, le marron du chocolat strié et plat par dessous, et le blanc figé, à peine irisé, de la pâte blanche dont il était fourré.

Nous n’avions naturellement droit qu’à une de ces barres par goûter, ce qui n’était que justice, puisque nous aurions sinon englouti la boîte entière.

Ces petits joyaux tranchaient sur le formica jaune de la table, avec sa bande de plastique noir pour couvrir le chant de la planche d’aggloméré, et ses tubes de métal aux mêmes embouts.

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Les assiettes pour les enfants étaient en plastique aussi, tout comme les verres, translucides granité dans des teintes olive, bleu, orange ou rouge. Les uns étaient courts et trapus et les autres plus élancés, plus hauts.

Les adultes avaient droit à des assiettes de faïence bleu clair où traînaient quelques cirrus. Ils avaient les mêmes verres, mais des couverts avec des manches de bambou. Le plus drôle d’entre eux était le couteau à beurre avec sa ridicule petite lame rondouillette à peine plus courte que son manche.

Des courses chez les commerçants, on ramenait la viande du boucher M. Castiglione, dont les propos étaient parfois rapportés, soit qu’ils aient été aussi savoureux que ses rôtis, soit que leur simple avis d’expert dans une matière aussi importante que la viande leur donne droit de cité.

Je viens de revoir La peau Douce, de François Truffaut, et j’y ai reconnu la France de mon enfance. Le boucher, c’était quelqu’un, le maître de ce pilier du repas, et chaque commerçant était responsable de la qualité de ses produits. Ma grand-mère maternelle, Mima, n’aurait pas supporté qu’un de ses fournisseurs la trahisse, c’eût été la rupture. Quoi, ici ou là, des fruits un peu durs, ça va, mais sinon, on change de maison.

Autre cérémonial dont nous ignorions tout, les courses alimentaires. Autant lorsqu’il s’agissait d’aller acheter une pièce d’accastillage pour le bateau, mon père ou bien l’un de nos oncles nous emmenait, autant pour les courses de bouffe, tout arrivait par magie.

Ces magasins d’accastillage se répartissaient en deux catégories. Il y avait le  » shipshandler  » chic, celui du port, qui sentait le caoutchouc de gilet, de bouée, plein de trucs fluorescents et d’appareils de navigation brillants, voire crachotants ou illuminés car branchés par derrière l’étagère. On pouvait éventuellement s’arrêter devant une torche de détresse hypersophistiquée, tomber en pâmoison devant un présentoir de couteaux de marine, ou à défaut lire un tableau de noeuds ou une carte de la baie.

Les pieds dans la natte crue de coco, on notait que les références des manilles (comme les hameçons ) allaient en décroissant. Il y avait les manilles avec ou sans sûreté, avec une petite étiquette orange à côté, deux francs de plus. La sécurité n’a pas de prix.

Et puis il y avait, pour les cas plus graves, les pannes, le réparateur aux confins de la ville, un hangar jaunasse entouré de terre rouge avec des coques de bateaux, des restes de rails allant nulle part (quoi que, en se retournant, en direction du port, avant ?).

Avant d’arriver au comptoir il fallait passer la haie des moteurs hors-bords noirs, on en avait un, nous de secours pour le Tiburon, on l’appelait le  » pedzouille », car il hoquetait dans sa robe de deuil  rondouillarde, seul recours contre les calmes plats, en poussant le bateau dans le sens du courant…

Là derrière la banque en U se tenaient les hommes, les vrais, capables de sortir une hélice entière, ou des pièces étranges, brillantes par endroits, dans leur papier marron graisseux.

Et ce moment d’angoisse quand ils disparaissaient entre les étagères de bois, pour voir  » s’il leur en restait « , ou bien s’il fallait qu’ils  » la commandent », promesse de retour.

Sous un auvent, près d’un rocher, et quelques mètres plus loin les pins, déjà,  des moteurs entiers, nus sur des palettes, des morceaux de tôles avec leur apprêt, le nom du client à la craie, qui dormaient dans la poussière (et le bateau, en attendant, il navigue ? Pourquoi ne viennent-ils pas chercher leur pièce ?).

On apercevait depuis le comptoir, carré de bois au milieu du hangar, le bureau vitré où se tenait le chef magasinier et la secrétaire comptable, qui en blouse blanche, qui en chemisier à fleurs, seule présence féminine de l’établissement, avec sa machine à calculer crachant le petit ruban de papier, vérifiant infiniment des factures.

Parfois le gars poussait le battant de bois pivotant dissimulé dans la banque et on avait droit à une petite caresse sur la tête,  » ça va le minot ? », ils étaient gentils. Et serviables. On était clients. Tout allait bien. Enhardis, on demandait à quoi ça servait, ce ressort, et puis on arrêtait d’embêter le monsieur.

Avec un peu de chance en sortant, un camion amenait un Riva. Nous en avions un à la plage, il venait parfois à quelques pieds de nous, chercher des gens qui avaient leur matelas à côté de la cabane de Jacky, une dame avec un turban, un fume-cigarettes, et qui montait hardiment, preuve que les riches ne sont pas tous des chochottes.

Au retour on se demandait s’il était trop tard pour aller à St Clair. Quand on y arrivait, les ombres des parasols étaient déjà sur l’eau, et on oubliait la pièce de bateau.